F A B I E N B A L L I F
Une invitation au silence et à la contemplation
Peut-on encore peindre des paysages romantiques contemplatifs au XXIe siècle sans tomber dans la
nostalgie ou l'anachronisme ? À l’heure où le monde est saturé d’images numériques rapides et
éphémères fabriquées en un clic, l’artiste contemporain Fabien Ballif consacre ses huiles de la
période 2024-2025 à un sujet en apparence classique : le paysage, d’inspiration nordique, proche de
son origine combière. Pourtant, au-delà de la virtuosité technique, de la bénédictine minutie -de très
nombreuses heures rien pour la couche de fond qui créera des effets de vagues vibratoires - une
question se pose : et si ces paysages de lacs, de montagnes et de maisons solitaires racontaient bien
plus qu'une simple vue mais nous invitaient à transformer notre rapport au monde ?
Dès le premier regard, les peintures de Fabien Ballif imposent un silence particulier comme une
densité qui oblige à ralentir, qui invite à la contemplation, à voir au-delà des apparences. Pour cela,
des motifs récurrents nous guident.
Tout d’abord, l'un des motifs les plus touchants, voire intrigant et légèrement inquiétant : la maison
solitaire, isolée comme un refuge dans l’immensité, une humble ou parfois plus bourgeoise
architecture insérée dans des décors naturels grandioses. Tout comme parfois la quasiment
imperceptible petite barque rouge, la maison agit comme un ancrage humain au cœur de la grandeur
du monde. Elle incarne le refuge, l’espace de protection et de sécurité. Sa petite taille face aux
montagnes ou aux forêts immenses symbolise à la fois la vulnérabilité et la résistance de l'homme
face à la nature. Mais elle constitue aussi et peut-être surtout un rappel à l'ordre de la véritable place
de l'humain au coeur du cosmos, une critique de l’hybris.
Souvent, ces maisons - parfois jumelles - se reflétant dans l’eau évoquent inévitablement le mythe
de Narcisse, contemplant sa propre image jusqu’à s’y perdre. Dans ce jeu de miroir, la maison,
symbole de permanence, rencontre son reflet, symbole de fragilité. Omniprésent dans les paysages
lacustres de l'artiste, le reflet dans l'eau n'est pas un simple effet décoratif. Proposant la réalité et son
double, il constitue une métaphore questionnant la nature même de ce que nous voyons. Le reflet
nous présente un monde dédoublé, une dualité entre ce qui est solide et ce qui est fugace, une
dualité entre la permanence!- la maison, la montagne - solide et tangible et l’éphémère,!l'image
instable, une dualité entre la réalité et l’apparence.
En faisant dialoguer la maison et son reflet, Fabien Ballif s'inscrit dans la grande tradition du
paysage romantique, dont Caspar David Friedrich est le représentant, maître du « sublime », ce
sentiment que l'on éprouve face à la grandeur de la nature. Le sublime romantique traditionnel!était
souvent lié à une terreur délicieuse face à une nature déchaînée. Ici, s'agit plutôt d'une méditation
douce-amère sur notre condition humaine. Face à ses paysages, nous ne ressentons pas de la peur,
mais un sentiment de la juste place où la petitesse humaine trouve sa grandeur dans la conscience de
ses propres limites, dans une forme de sagesse humble.
L'artiste explore cette quête non seulement à travers des images claires et identifiables, mais aussi
en empruntant des chemins plus mystérieux, aux frontières de l’abstraction. Il utilise ainsi deux
approches picturales qui, loin de s'opposer, se reflètent mutuellement. La figuration nous connecte
au réel et au familier et permet des échanges avec un public plus large. Alors que dans la semi-
figuration, les paysages sont stylisés et distillés jusqu'à leur essence chromatique. Les formes se
simplifient en bandes de couleurs horizontales, la matière et la texture de la peinture priment sur la
description, invitant à une expérience pure de la couleur et de la sensation. De quoi ravir les
sachants critiques ! Que l'image soit nette et détaillée ou plus épurée, l'intention de l'artiste reste la
même : créer un espace de contemplation et de méditation visuelle pour celui qui regarde.
Les peintures de Fabien Ballif sont ainsi bien plus que de simples paysages. Ce sont des refuges
contemplatifs dans un monde saturé d'images rapides et éphémères. Il prend le temps de construire
lui-même ses châssis, tel l’artisan médiéval qui maîtrise son processus de création du début à la fin.
Il prend le temps des couches de fond et des glacis successifs. Il nous invite à prendre le temps
d’entrer dans son univers en choisissant de ne pas donner de titre à ses œuvres. C’est une
proposition qui nous est faite d’établir un lien intime et personnel avec chaque tableau. En refusant
de guider notre interprétation, il nous rend notre liberté de ressentir et nous renvoie peut-être à une
responsabilité : celle d’accepter de transformer notre rapport au monde.
Marianne Piguet-Aubert
Master en français, philosophie et histoire de l’art
Octobre 2025